Lu pour vous* : « Accompagner la "transformation digitale" : du flou des discours à la réalité des mises en œuvre »
- Suzy Canivenc

- 24 sept.
- 5 min de lecture
* Synthèse garantie sans IA générative : les analyses proposées incombent uniquement à l’auteur de ce texte et à l’interprétation qu’il a pu (et surtout voulu) faire des œuvres mentionnées.

Cet article de recherche s’appuie sur l’étude [1] d’une grande entreprise de télécommunication réalisée en 2019, à une époque où le déploiement des outils numériques était encore un choix stratégique et non un impératif imposé par l’évolution des modes de travail (comme le déploiement du télétravail à grande échelle). Cette organisation a néanmoins l’intérêt d’avoir dès cette époque déployée des accompagnateurs du numérique en interne, offrant un retour d’expérience très instructif sur ce rôle particulier en entreprise et les difficultés qu’il rencontre.
Dans cette organisation, ce rôle d’« accompagnateur » consiste à informer, former, suivre ou évaluer les salariés utilisateurs de nouveaux outils numériques, dans un contexte où la diffusion du numérique s’inscrit dans un projet imprécis : si la « digitalisation » y est un mot d’ordre, ses enjeux et impacts attendus restent abstraits.
Ce rôle est assuré par différentes personnes, dont la fonction principale n’a pas nécessairement de lien avec le numérique :
Des managers de proximité, chefs de projet ou cadres de diverses directions, dont l’un des rôles est d’accompagner les changements au plus près du terrain (quelles que soient leur nature : organisation, métier, procédés, etc.)
Des « acteurs relais » qui se sont volontairement engagés dans cette mission d’accompagnement (en plus de leur fonction habituelle), souvent dans le but d’évoluer professionnellement (ce qui n’implique pas nécessairement une évolution de carrière mais avant tout une diversification des activités). Ils ne sont cependant pas spécifiquement rémunérés pour cette mission supplémentaire. Ils sont chargés d’organiser des ateliers de formation et d’aide à l’utilisation du numérique. Les modalités avec lesquelles ils exercent cette mission peut varier selon le type d’acteur relai présents dans cette organisation :
Les « ambassadeurs digitaux » exercent leur mandat dans le cadre d’un accord managérial qui leur octroie officiellement du temps pour cette mission (environ 1,5 jours par mois). Les dates de leurs ateliers (qui se tiennent plutôt à distance) sont indiquées dans le calendrier central des événements gérés par la direction de la communication.
Les « diffuseurs du numérique » exercent le même rôle mais de manière plus informelle. S’ils font eux aussi parti d’un réseau national, il est beaucoup moins coordonné : chacun décide de la fréquence et du contenu de ses ateliers à sa guise. La plupart exercent cette fonction à la marge de leur activité principale, sans encadrement ni objectifs fixés, afin de jouir d’un maximum de liberté (et notamment de pouvoir sortir du dispositif à tout moment, particulièrement lorsque leur charge de travail augmente)
Perceptions du rôle d’accompagnateur numérique :
Ces différents acteurs ont pour mission de conférer du sens et de la cohérence au numérique, en lui donnant une dimension concrète au plus près des activités de travail.
Mais face au « flou » des effets qu’on peut réellement attendre de ses outils, chacun interprète ce rôle de façon différente, faisant ressortir d’emblée des tensions :
Les ambitions des acteurs relais sont en elles-mêmes très variées : pour certains, il s’agit avant tout de former les salariés à la maîtrise technique des outils ; pour d’autres, il s’agit d’aider les salariés à mieux travailler dans la continuité de leur logique professionnelle traditionnelle ; pour d’autre encore, il s’agit au contraire d’impulser de nouvelles manières de travailler (agiles, collaboratives, innovantes).
Les personnes assumant cette mission dans le cadre de leur fonction managériale sont quant à eux beaucoup plus critiques envers la digitalisation, qu’ils apparentent souvent à un effet de mode ou une menace (automatisation de leurs fonctions, déshumanisation, flicage, etc.). Ils regrettent le manque de moyens qui leur est accordé dans ce domaine face à la rapidité des évolutions techniques imposées à marche forcée. S’ils les considèrent comme inéluctables et s’y résignent avec fatalisme, ils ne se considèrent pas spontanément comme des relais du digital.
Pour eux, ce rôle d’accompagnateur leur permet surtout d’atteindre leurs objectifs managériaux traditionnels : le numérique s’inscrit ici dans les logiques productives et gestionnaires préexistantes (productivité, performance, rationalité), et vise même à les renforcer. Ce positionnement leur permet de préserver les domaines où ils sont légitimes et où ils conservent une certaine mainmise (coordination, optimisation du temps, gestion des procédures, etc.).
La souplesse offerte par l’imprécision des discours qui entourent la « digitalisation » donne ainsi l’illusion d’un consensus qui peut en réalité cacher d’importants désaccords sur les buts poursuivis : s’agit-il d’une simple affaire de maîtrise technique des outils ou d’interroger plus profondément les pratiques de travail ? Et si on s’attaque vraiment aux pratiques de travail, s’agit-il d’accentuer les logiques bureaucratiques et hiérarchiques préexistantes ou au contraire d’amener une plus grande souplesse et décentralisation ? Chacun voit midi à sa porte et se saisit de la plasticité des outils numériques pour les conformer aux représentations qui lui conviennent le mieux.
Les difficultés rencontrées :
Les « diffuseurs » (dont la fonction d’accompagnateur du numérique n’est pas institutionnalisée comme chez les ambassadeurs) souffrent d’un manque de reconnaissance et de soutien managérial. Cette défaillance découle en partie de la liberté qu’ils souhaitent conserver dans l’exercice de cette mission. Mais elle peut également être le fruit de lutte de pouvoir lorsque le manager se sent court-circuité par leurs actions.
Cette absence d’appui managérial (qui peut aussi toucher les « ambassadeurs ») conduit les autres salariés à apparenter les ateliers qu’ils proposent à une « perte de temps », d’autant plus quand la charge de travail est élevée dans les équipes. Les diffuseurs sont ainsi en quête d’une légitimité et considération mais également de moyens qu’ils trouvent rarement, et s’essoufflent rapidement : leur mandat est souvent éphémère.
En écho aux ressentis des relais, les managers les perçoivent comme une potentielle menace qui remet en cause leur légitimité, plutôt que comme une ressource sur laquelle s’appuyer. C’est en effet vers les relais qu’on se tourne lorsqu’il est question de numérique, éclipsant ainsi les managers et créant un clivage malsain à leurs yeux.
Le manque de liens entre relais et managers engendre ainsi des incompréhensions entre ces deux populations, qui souffrent l’une comme l’autre d’un manque de reconnaissance.
La coexistence d’interprétations multiples et souvent antagonistes chez les personnes chargées d’accompagner la digitalisation des entreprises et du travail représente un risque majeur : elle occasionne malentendus, incompréhension mutuelle, tensions et confusions, qui se cristallisent dans le clivage opposant les acteurs relais et les managers. Il ne s’agit pas seulement d’un jeu de pouvoir interpersonnel mais également d’enjeux plus globaux sur les pratiques de travail, les façons de l’organiser et de le manager, qui mériteraient d’être discutés explicitement.
[1] M. Benedetto-Meyer, A. Boboc, "Accompagner la "transformation digitale" : du flou des discours à la réalité des mises en œuvre", Travail et Emploi, n°159, vol.3. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/04-tete-159-article-4-benedetto-meyer-boboc.pdf




Commentaires